Ce n’est pas d’aujourd’hui que les démagogues manipulent les foules avec des conséquences désastreuses. Exemple, la bataille des Arginuses et son invraisemblable épilogue : bien que victorieuse, Athènes condamna à mort ses propres généraux !
Ça se passe en 406 avant JC, devant les Iles Arginuses, entre Lesbos et la côte turque. Athéniens et Spartiates ont décidé de s’étriper une fois de plus. Ça fait une vingtaine d’années que ça dure, et le dernier épisode est la pâtée que les Lacédémoniens ont mis aux Hellènes. Le prétexte est ici l’invasion de Mytilène, ville alliée d’Athènes, sur l’île de Lesbos. Le stratège athénien Conon voit en effet sa situation tourner au vinaigre : sa flotte est assiégée par la terre et la mer par les troupes surentraînées du général spartiate Callicratidas.
Conon envoie un messager alerter Athènes du désastre imminent. La réaction de des démocrates antiques est fulgurante : en 30 jours, on construit une soixantaine de vaisseaux. Et on enrôle quelques dizaines de « métèques » et d’esclaves affranchis en échange de leur engagement. On demande aux villes alliées de mériter leurs noms en dépêchant 80 trières. C’est donc près de 150 navires qui se dirigent vers Mytilène. Les troupes sont commandées par Périclès le jeune, Thrasylle, Aristocrate (!), Aristogènès, Diomédon, Erasinidès, Lysias et Protomaque.
Callicratidas laisse une cinquantaine de bateaux tenir le siège de Mytilène et s’élance vers l’armada athénienne qui sent encore la résine et la peinture fraîche. Ayant localisé les feux ennemis, il tente de les surprendre à la nuit tombée. Mais un orage stoppe son initiative… À l’aube, les deux armées reposées se mettent en ordre de bataille. Les Athéniens sont séparés en trois groupes sur deux lignes. Les Spartiates choisissent une seule ligne. Pour éviter de se faire encercler, Callicratidas coupe sa ligne en deux et attaque des deux côtés.
Le pilote du vaisseau du général, Hermon de Mégare, s’inquiète du surnombre des Athéniens et suggère humblement à son patron de faire retraite. Mais Callicratidas l’envoie balader avec une formule définitive : « La fuite serait une honte ! ». Hermon de Mégare n’insiste pas. L’engagement est violent. La technique militaire navale consiste à éperonner le navire adverse, en le prenant de travers ou en le contournant pour lui labourer le flanc. Mais alors qu’il défonce une proie facile, le choc précipite Callicratidas dans les flots où il disparait.
Les Spartiates encaissent un coup au moral. Malgré une ultime résistance, ils décident de prendre la fuite, abandonnant 75 trières coulées contre 25 pour les Athéniens. Ces derniers doivent secourir leurs alliés assiégés, récupérer les marins survivants et les corps des noyés. Les Spartiates assiégeant Mytilène préfèrent s’éclipser, ce qui simplifie considérablement la tâche des Athéniens. Mais le temps se gâte sérieusement et la mer grossit : on décide alors de surseoir à la mission de récupération des morts et des survivants et de rentrer à Athènes.
Les généraux venus faire leur rapport à Athènes espèrent des lauriers. Mais l’Assemblée est très remontée. Certes, on les félicite d’avoir pilé les Spartiates. Mais on leur reproche de ne pas avoir secouru les naufragés et de ne pas avoir donné de sépulture aux marins noyés. Les huit stratèges accusent dans un premier temps deux lampistes, les triarches Thrasybule et Théramène, de ne pas avoir assuré la mission qu’ils leur avaient confiée. Mais ceux-ci retournent facilement l’accusation. L’Assemblée décide alors de juger les généraux.
Deux des stratèges, Protomaque et Aristogénès, prennent prudemment du recul. Les six autres se défendent, d’abord efficacement. Ils expliquent que, ordre ou pas ordre, la tempête a été tellement violente qu’il a été impossible de récupérer les morts ou les vivants. Mais le 2e jour du procès est celui de la fête des Apatouries, sorte de fête des familles : l’absence des disparus va peser sur les consciences des familles éplorées. Et Théramène, vexé d’avoir été accusé par les stratèges, soudoie des malandrins pour jouer une affreuse comédie…
Surgit ainsi un homme vêtu de noir qui raconte, des trémolos dans la voix, qu’il a échappé au naufrage grâce à un tonneau d’orge providentiel. Les mourants l’ont chargé de dire à Athènes que les généraux les ont abandonnés à leur triste sort, malgré leurs suppliques déchirantes. Et autres fables du même acabit, chaque complice comédien servant des détails propres à arracher des larmes aux statues du Parthénon. Le public qui assiste aux joutes oratoires se montre sensible aux effets de scène et approuve bruyamment les tirades des démagogues.
Malgré l’intervention d’Euryptolémos et de Socrate, qui trouvent que tout cela est un peu rapide, et que ce serait quand même un comble de punir les vainqueurs, l’heure n’est pas à la mesure ni à la réflexion, mais au sacrifice expiatoire pour compenser la douleur des familles. Les six généraux présents sont finalement condamnés à mort et exécutés. Le lendemain, les Athéniens ont un réveil pénible et regrettent amèrement leur décision hâtive. On décide alors de juger les pousse-au-crime, mais ces derniers réussissent à s’enfuir avant leur procès.
Tant qu’on y est à décider n’importe quoi, les Athéniens refusent ensuite l’offre de paix de Sparte, pourtant affaiblie par sa défaite. Les Spartiates le prennent mal et mettent une ultime rouste aux Athéniens deux ans plus tard, les contraignant à capituler définitivement. Moralité, méfions-nous des beaux parleurs au moment de prendre des décisions cruciales. Comme le dit La Fontaine :
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité.
Source: https://remacle.org/bloodwolf/historiens/xenophon/hellen1.htm…