Voyez comment sont les choses. Le 4 mars 2014, Nicolas Bordas, patron de TBWA, tweete la vue prise depuis son hôtel de New York.
Morning view of St Patrick’s cathedral 😉 pic.twitter.com/l0wGqlofXL
— nicolas bordas (@nicolasbordas) March 4, 2014
Je regarde vite fait sur Google Maps, avec la vue satellite et je repère assez facilement l’hôtel en question : le New York Palace hotel, le seul situé si près de la cathédrale en question, et dans l’axe de la photo. A mon tour de tweeter :
@nicolasbordas vue du New York palace hôtel ?
— Thierry Do Espirito (@Doespirito) March 4, 2014
Nicolas me répond d’un sportif « bien vu Thierry 😉 ».
Et c’est à ce moment-là que s’enclenche un enchainement bizarre. Car j’ai encore en tête une évocation de cette cathédrale sur Twitter. Le temps de lancer une petite recherche, et voilà que réapparait une image ancienne où le nom de cet édifice religieux new-yorkais est mentionné. En effet, cette photo sépia (ci-contre) a tourné récemment sur internet car elle montrerait en quelque sorte le making-of d’un des premiers selfies de l’Histoire. Soi-disant, car on a de multiples exemples plus anciens.
Comme on le voit en cliquant sur l’image, la photo est agrémentée d’une légende : « The way the photography was made on the roof of the Marceau Studio Fifth Ave(nue) opposite St Patrick’s Cathedral Déc. 1920 ». On y voit quatre personnages en train de se prendre en photo avec un appareil photo portatif. Les deux premiers tiennent l’appareil d’une main, car la miniaturisation n’est pas encore une réalité : ça doit peser un âne mort et ils ne sont pas trop de deux pour le maintenir.
Les temps de pose étaient assez longs, à cette époque, ce qui fait qu’ils ont dû finir la séance avec des crampes dans le bras. Combien de temps ? 5 secondes ? 15 secondes ? 1 minute ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont montés sur le toit pour avoir une bonne lumière. Mais qui sont ces messieurs ? La réponse vient avec le selfie lui-même, surgi du fond des âges.
Dans l’ordre, on a, de gauche à droite :
– Josef Byron (dit « Uncle Joe »),
– Pirie MacDonald,
– Theodore C. Marceau (dit « le colonel »),
– Pop Core,
– Ben Falk.
Et au fond, que voit-on, cher Nicolas ? Les flèches de la cathédrale Saint-Patrick ! Donc si on suit bien la légende, on est à peu près à la hauteur du 626 5th Avenue. Et dans l’axe de ton New York Palace hotel, situé au 455 de Madison.
La photo du making-of elle, n’a pu être prise du même endroit, car on voit bien que plusieurs détails sont différents : il n’y a que 4 personnes au lieu de 5 sur le selfie, Ben Falk (si c’est bien lui) n’a pas de chapeau, le sol est en carrelage alors qu’il est en lattes de bois sur le selfie, Byron tient l’appareil de la main gauche sur le making-of, la main droite sur le selfie. Mais peu importe, au fond, car l’intention de montrer la technique utilisée est réelle.
Ces gens-là sont des photographes professionnels, et ils ont fait de leur art une véritable industrie. Marceau, MacDonald et Falk se sont associés, pour faire des affaires, pour défendre et promouvoir leur industrie (en créant par exemple la Professional Photographers Society of New York State) et aussi pour faire du lobbying auprès du Congrès, notamment pour faire reconnaître le copyright des photographes face à la puissance des journaux). C’est d’ailleurs Marceau qui a imposé le © de copyright au dos des images.
Costumes croisés, guêtres, chapeaux : tous ces beaux messieurs sont chics. Né en 1859 et décédé en mai 1922, donc un an et demi à peine après cette photo, Theodore C. Marceau s’était bâti un empire photographique, qu’il a réinvesti entre autres en immobilier et en collections diverses. Il est mort multimillionnaire. Détail amusant : le ministre de l’Instruction publique français l’a décoré des palmes académiques, en son temps.
Josef Byron (janvier 1847 – mai 1923), né en Angleterre à Nottingham, a également bien réussi, après des ennuis judiciaires qui l’ont contraint à s’exiler aux Etats-Unis. A New York, il s’est fait une spécialité de photos des shows de Broadway. Il a réussi l’exploit de faire son selfie tout seul, cette fois (ci-contre).
Les photographies Byron existent toujours, même si elles ont périclité dans les années 1940. C’est un des descendants, Tom Byron, qui a publié les photos en question sur Quora, en réponse à la question « Quels sont les meilleurs selfies ? ». Quant au représentant de la 7e génération, Mark Byron, il est photographe comme tous ses ascendants. Les milliers d’images prises par Byron Company sont maintenant en ligne sur le site du Museum of the city of New York.
Pour en savoir plus :
– Histoire de Josef Byron et de sa famille.
– Article du Daily Mail.