Il est rare qu’une chanson culte vous accuse d’être impliqué dans une longue série de crimes, forfaits et atrocités célèbres. C’est pourtant ce qui se passe avec « Sympathy for the Devil », un des titres mythiques des Rolling Stones. Une chanson née au milieu de l’année 1968, où ils sont dans leurs vertes années : Mick Jagger est sur le point d’avoir 25 ans, Keith Richards les aura à la fin de l’année. Brian Jones en a 26 révolus, Charlie Watts tout juste 27 et Bill Wyman est l’aîné du groupe du haut de ses 32 ans.

Lancés en juin 1962 à l’initiative de Brian Jones, les Stones ont connu une année de vaches maigres avant que leur carrière ne décolle enfin. Ils imposent un style « mauvais garçons » volontairement décalé par rapport à celui des Beatles, et des paroles sarcastiques sur la société et leur rapport aux femmes. En 1966, ils ont déjà sorti quatre albums, et ils enchainent dans l’année huit tournées britanniques et cinq américaines.

Si l’année 1967 marque une pause volontaire dans leur rythme effréné de concerts, ils ne se font pas oublier pour autant. Fiestas bruyantes, relations tapageuses, scènes conjugales, consommation d’alcool et drogues font tanguer le groupe et alimentent les tabloïds anglais, qui s’en repaissent au prix de méthodes souvent crapuleuses. Ainsi, l’hebdomadaire News of the World va jusqu’à renseigner la police sur une party suspecte chez Keith Richards à Redlands, afin de pousser à leur arrestation… et de couvrir ensuite le scandale 1. Après un procès retentissant pour trafic de drogue et un court séjour en prison, Keith Richards et Mick Jagger sont finalement blanchis par la justice. Détachés, Bill Wyman, bassiste ténébreux, et Charlie Watts, batteur taciturne, observent ce spectacle d’un œil souvent consterné.

Quant au fondateur, Brian Jones, son influence sur le groupe est sur le déclin : il est même sur le point de sombrer. Déprimé, bourré de médicaments, régulièrement ivre et défoncé, il évite de peu de la case prison mais échoue en clinique psychiatrique. Alors qu’il est hospitalisé lors d’un voyage au Maroc avec sa compagne, Anita Pallenberg, Keith Richards, Mick Jagger et Marianne Faithfull, le groupe en profite pour l’abandonner sur place. Comble de la désolation, effrayée par son comportement cyclothymique, Anita Pallenberg se réfugie dans les bras de Keith Richards. L’épisode « Sympathy for the devil » se situe au moment de bascule où il se met en quelque sorte en congé progressif du groupe et où il entame sa pente fatale. Un peu plus d’un an plus tard, on le retrouvera mort au fond de sa piscine.

Côté musical, tout juste séparés de leur précédent producteur, Andrew Loog Oldham, lassé de leurs frasques, les Stones se verraient bien voler de leur propres ailes. Mais, comme le reconnait volontiers Keith Richards, ils ont toujours besoin d’un avis extérieur pour savoir où ils vont. C’est Jimmy Miller, batteur américain fils du producteur d’Elvis Presley, qui prend le destin du groupe en mains. Sans égo et avec l’avantage d’être musicien, son rôle sera notable dans l’enregistrement de « Sympathy ».

Retour aux origines

Quand les Beatles viennent de sortir « Sergent Pepper Lonely Heart Club Band », multiplient les expérimentations musicales, préparent leur mythique « Album blanc » et sortent « Hey Jude », que Pink Floyd et Soft Machine investissent les bacs des disquaires avec leurs mélodies planantes, expérimentales voire jazz-rock, les Stones referment la parenthèse psychédélique. Ils décident ainsi de se passer des enseignements du gourou Maharishi, en visite triomphale en Europe.

Avec ce septième album, « Beggars banquet », ils reviennent à leurs origines, aux sources du country, du blues et du folk en y imprimant la dextérité musicale acquise par les années d’expérience. L’époque s’y prête : les mouvements sociaux secouent la planète, le communisme montre son visage le plus fermé… Jusqu’à l’actualité la plus brûlante : Martin Luther King est assassiné le 4 avril 1968, Robert Kennedy le 6 juin 1968, alors que l’enregistrement de « Sympathy » bat son plein. Jagger ajoutera alors un S à Kennedy dans la rime consacrée initialement à son frère.

Encore aujourd’hui, la genèse du titre est controversée. Mick Jagger lui-même a varié sur ce point. En 1995, dans une interview au magazine Rolling Stone, il assure qu’il s’est inspiré de Baudelaire ou d’un auteur français dont il a oublié le nom. Certes, Baudelaire a écrit que « La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! » ou encore « Le diable, je suis bien obligé d’y croire, car je le sens en moi ! ». Il a aussi affirmé sa sympathie pour Satan dans les « Litanies » éponymes. Mais en 2012, dans le documentaire « Crossfire Hurricane », s’il insiste encore sur l’influence du poète français, Jagger évoque aussi celle du livre de Mikhaïl Bulgakov, « Le Maitre et Marguerite ». Selon ses dires, c’est Marianne Faithfull, avec qui il était alors en couple, qui lui a procuré ce livre, traduit en anglais en 1967.

De Moscou à Jérusalem, de Staline à Tibère, à 1900 ans de distance, les héros de Bulgakov se noient dans un brouillage moral, tandis que Satan fait le lien entre les époques et glisse de l’humour et de la fantaisie dans le monde gris et fermé du stalinisme. Cette œuvre majeure de la littérature russe puise elle-même dans le Faust de Goethe. Au point de reprendre 
un extrait des dialogues en épigraphe de son livre :

– Qui es-tu donc, à la fin ?

– Je suis une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien…

Dans ses mémoires, Charlie Watts se souvient d’avoir entendu Mick Jagger lui chanter pour la première fois « Sympathy for the devil » à l’heure du dîner, à la porte d’entrée de sa propriété du Sussex. 

Il a trouvé « génial » ce folk-song à la Dylan. Les paroles de Jagger mettent en scène un Diable obséquieux et ironique qui revendique ses forfaits. Il assure avoir été là quand Jésus a douté et souffert. Quand Pilate a préféré se laver les mains et abandonner Jésus à son sort. Quand les bolchéviques ont pris le pouvoir en Russie, que le Tsar et ses ministres ont été massacrés, et qu’Anastasia n’a pu stopper les tirs des bourreaux par ses suppliques. Quand de pacifiques routards hippies se sont fait tuer avant d’arriver à bon port à Bombay.

Puis voyant son interlocuteur troublé par ces révélations, le diable lui demande cyniquement s’il n’a pas tué les Kennedy avec lui. Il martèle qu’après tout, tous les flics sont des criminels et tous les pêcheurs des saints. Pas de doute pour Jagger : l’époque « Peace and love », c’est bien fini… Lucifer, qui se dévoile enfin, conseille aussi charitablement d’avoir de la courtoisie et de la sympathie envers lui, sous peine de voir son âme jetée aux ordures… L’ironique refrain ponctue son discours :

Pleased to meet you
Hope you guess my name! »
(Ravi de vous rencontrer, j’espère que vous devinez mon nom…)

La fin de Brian Jones

« Sympathy for the devil » ne devait pas figurer sur l’album à l’origine. Sa présence est due à la réaction de Jagger face aux critiques de leur précédent opus. Et la présence fortuite de Jean-Luc Godard permet d’en apprécier la genèse. Le titre est enregistré le 4, poursuivi le 5 et complété les 8, 9 et 10 juin 1968 au London’s Olympic Studio. Contraint par les événements de 68 en France à rester à Londres, le cinéaste filme l’enregistrement de « Sympathy for the devil » les 4 et 10 juin 1968 pour son film One + One. Les Stones ont accepté la demande de Godard car il a une belle carte de visite à leurs yeux : il a fait tourner Brigitte Bardot, immense star internationale. Et puis il a accepté leur cachet mirobolant, 10 000$ chacun.

On y voit la prise de contrôle progressive des « Glimmer Twins » (le duo Jagger-Richards) sur le groupe, la marginalisation en miroir de Brian Jones, éclipsé par Richards. On y voit surtout l’évolution radicale du morceau, au début ballade paresseuse vaguement rehaussée à l’orgue, dont le tempo est accéléré sur les conseils de Richards, puis transmutée en samba rock par l’alchimie des percussions, du piano et de la basse qui subliment de leurs accents latinos la voix démoniaque de Jagger. Il n’est d’ailleurs pas sans rappeler les rythmes et musiques de Carlos Santana.

Tout le groupe participe à cette naissance… Sauf un. Miller se souvient que, même quand il est à peu près en forme, Brian Jones est totalement décalé : «Jones se pointait avec le sitar indien qu’il venait juste d’acquérir alors que nous étions en train de jouer du blues… » Le producteur essaie d’arranger les choses en le mettant dans une cabine à part tout en veillant à ce qu’il ne soit pas enregistré sur une piste servant au groupe. Jagger et Richards sont nettement moins diplomates. « Dis-lui juste qu’il nous fait chier et qu’il foute le camp d’ici», lancent-ils à Miller. Il finira par partir définitivement, au soulagement des autres.

Le quatuor restant a réuni autour de lui quelques musiciens talentueux, notamment Kwasi Dzidzornu, alias Rocky Dijon, ex-migrant joueur de congas déniché par Jimmy Miller, et Nicky Hopkins, musicien de studio ayant enregistré avec les Kinks, les Who, Cat Stevens, Quicksilver Messenger Service et les Beatles. C’est Charlie Watts qui ouvre ce bal diabolique sur sa batterie Ludwig, dont la caisse claire et la « Charley » 2 donnent le ton saccadé. Dépourvu de sa guitare basse Vox Astro IV rouge, Bill Wyman le rejoint au shekéré (calebasse entourée d’une maille de graines), auquel se rajouteront ensuite des maracas.

Puis Rocky Dijon enrichit la rythmique. Mick Jagger lance quelques glapissements sataniques avant de déclencher les hostilités avec le premier couplet, soutenu par quelques accords de piano électrique par Nicky Hopkins. Dans un anglais parfait affecté, il feint de ne pas vouloir intimider l’auditeur : « S’il vous plait, permettez moi de me présenter »… Mais plus il avance dans les couplets, plus ses paroles se durcissent, plus son phrasé devient furieux, et plus l’énergie du morceau devient envoûtante par son accumulation instrumentale.

Keith Richards entre dans la danse au deuxième couplet. De façon surprenante, c’est lui qui tient la basse, poste habituellement dévolu à Wyman. Sur sa Fender, il improvise une rythmique pas vraiment répétitive. Sitôt le 1er refrain passé, la contribution du piano devient endiablée… Quant au lancinant chœur de sorcières, le célèbre, entêtant et reconnaissable en tous « Woo woo », il se fait entendre à partir des couplets suivant le deuxième refrain. Composé en studio de Marianne Faithfull, Anita Pallenberg, Suki Potier (nouvelle petite amie de Brian), et des autres musiciens du groupe hors Mick et Charlie, il semble qu’il n’ait pas été jugé à la hauteur des attentes : il a été refait en post-production à Los Angeles. Après le troisième refrain, c’est un riff en seize mesures de Keith Richards qui zèbre l’espace sonore, extirpant un son presque cristallin des distorsions de sa Gibson Les Paul Black Beauty.

Jagger conclut ce solo avec le quatrième refrain. Le diable est aussi dans les détails : alors que tous les instruments font chorus, la cloche à vaches de Rocky Dijon se fait entendre… La communion des musiciens atteint son apogée, au point qu’on jurerait que la musique accélère sa cadence infernale. Dans le magazine Rolling Stone, Jagger corrige pourtant cette impression : « Ce titre possède un groove hypnotique, c’est une samba avec un pouvoir hypnotique très fort (…). Il ne ralentit pas ou n’accélère pas. Il garde toujours le même rythme ». Au cinquième refrain, on jurerait que la musique ne se terminera jamais…

Une pochette controversée

Basé sur une structure précise en 4/4 et une gamme de Si, cette sorcellerie manque de tourner aux feux de l’enfer quand une lampe à arc de l’équipe de tournage met le feu à un faux plafond du studio. L »intervention rapide des pompiers et le sang-froid de Wyman et Miller évitent à « Sympathy for the devil » de finir en morceau maudit, en exfiltrant à temps les bandes son du brasier… Le film, lui, n’aura pas de carrière. En effet, rendu enragé par les modifications du producteur, Godard le gardera pour lui.

Fini au début du mois de juillet 1968, « Beggars Banquet » est prêt à sortir quand une controverse enraye la machine. Pour illustrer la pochette du 33 tours, le légendaire directeur artistique Tom Wilkes a été engagé par les Stones. Connu pour ses posters et affiches des groupes et événements musicaux (Monterey Pop Festival, Captain Beefheart et plus tard la pochette de « Harvest » de Neil Young), il fait équipe avec son rédacteur, Michael Vosse, et le photographe Barry Feinstein, dont on retrouve entre autres le travail dans les albums de Janis Joplin (Pearl) et Bob Dylan (« The times they are a changing »).

Wilkes a l’idée de mettre sur la pochette un mur de toilettes couvert de graffitis, déniché chez son réparateur Porsche de Los Angeles. Sur la photo faite par Barry Feinstein dans ces WC répugnants, on déchiffre un « Bob Dylan’s dream » relié par une flèche à la tirette de la chasse d’eau, et un «God rolls his own » (« Dieu se les roule ») inscrit pour rimer avec « Rolling Stones » mais furieusement blasphématoire dans le contexte de l’époque. Sur la gauche de la photo non recadrée pour l’album, on voit même sur le rouleau de papier toilettes dévidé verticalement…

Puis Wilkes et Feinstein emmènent Jagger et Richards sur le site, sans rien leur dire. « Il y avait 5 cm de liquide sombre et épais sur le sol… Les gars sont arrivés en costume de velours, avec leurs chaussures italiennes de luxe, et ils ont plongé dans la boue ! » se souvenait Wilkes. On nettoie les graffitis et on donne à Mick et Keith des crayons et des feutres, avec lesquels ils écrivent les titres des morceaux, les crédits, les remerciements et les mentions légales pour la photo du verso de la pochette.

Decca Records (notamment son président, Sir Edward Lewis) et London Records s’étranglent quand on leur met le projet artistique sous le nez. Les Stones se cabrent. « Decca a sorti une pochette [de Tom Jones en 1966] montrant une bombe atomique en train d’exploser. Je trouve ça nettement plus contrariant », grince ainsi Jagger. Le nouveau leader du groupe propose de mettre la pochette dans une enveloppe brune avec la mention « Ne convient pas aux enfants ». Il menace même d’aller vendre lui- même cet album à Greek Street et Carlisle Street (Soho) un samedi à 2 heures du matin… Mais il sent bien jusqu’où ne pas aller. « On a laissé tomber, mais on l’a fait pour de l’argent, donc tout allait bien ». Une version très limitée sera pressée et réservée à quelques happy few. Autant dire qu’elle vaut de l’or aujourd’hui…

Le 6 décembre 1968, quinze jours après la sortie de l’album blanc des Beatles, le disque sort finalement avec une pochette blanche en forme de carton d’invitation, avec « Beggars banquet » (« Le banquet des mendiants ») calligraphié en cursives, tout comme le nom du groupe et, en tout petit, en bas, « RSVP » (« Répondez s’il vous plait », en français dans le texte). A l’intérieur de la pochette du 33 tours, une photo des Stones au grand complet (donc avec Brian Jones…) savourant des agapes décadentes dans l’ambiance victorienne d’un manoir néo-Tudor d’Hampsted. Seize ans plus tard, ils obtiendront gain de cause lors de la réédition de cet album en CD, empaqueté enfin dans l’immonde paroi des latrines. Mais le pétard visuel n’est plus de taille à horrifier les foules, qui en ont vus d’autres entretemps.

Evidemment, leur image va s’en ressentir. On les accuse d’être des adorateurs de Satan, d’autant que leur précédent album s’intitulait « Their Satanic Majesty Requests ». Mick Jagger s’en défend, arguant qu’il s’agit d’un seul titre au sein d’un album bien plus éclectique. Keith Richards assume néanmoins en se demandant tout haut si tout le monde n’est pas Lucifer… Titre phare de l’album, « Sympathy for the devil » imprime sa marque sur son époque troublée. Rock extrait d’une fusion stylistique de jazz, de rythm and blues et de sons des Caraïbes, il a encore aujourd’hui la troublante beauté d’un diable qui aurait résisté aux assauts du temps.

Thierry do Espirito – Guide conférencier – Paris


1 Après la révélation du piratage téléphonique organisé de personnalités et de victimes 
et de leurs proches, News of the World a été contraint de fermer, le 10 juillet 2011.


2 Charleston, dit aussi « Charley » : instrument de percussion fait d’une paire de cymbales reliées à un pied à pédale. En appuyant sur la pédale, le batteur fait se toucher les deux cymbales.

Bibliographie :
– Rolling Stones, la totale – Les 340 chansons expliquées – Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon – Le chêne E/P/A, 2016.
– The Rolling Stones. Les albums d’une vie – Les Inrockuptibles, septembre 2017, p. 30-32.
– According to the Rolling Stones – The Rolling Stones, Charlie Watts – Fayard, 2003. 

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